Concours d’éloquence 2023 – Discours du premier tour

Sujet : « VOULOIR ETRE DE SON TEMPS, C’EST DEJA ETRE DEPASSE.. .»

« Madame le Bâtonnier,

Mes chers confrères,

Vous pouvez voir dans mes yeux la même peur qui saisit le cœur de chaque avocat qui endosse sa robe avant de pénétrer dans le prétoire et ce pour défendre son client……Vous connaissez…..ce savant mélange… ce sentiment métissé d’imposture et d’ardeur.

Madame, messieurs les membres du jury,

Vous qui n’avez d’autre proie que la loi,

Vous qui donnez aux citoyens le miel des droits,

Vous dont la charge implique une liberté de ton, je me présente humblement dans cette salle d’audience en reprenant à mon compte les mots de Jean Guitton, mots prononcés lors de son discours de réception à l’Académie Française :

« Il est paradoxal de se dire indigne de ce que l’on a désiré ».

Madame le Bâtonnier, mes chers confrères, j’ai désiré faire acte de candidature à ce concours d’éloquence.

En suis-je digne ?

Je serai fixé dans quelques minutes.

Je ne cite pas Jean Guitton par le hasard de sa bonne prose.

Je m’y réfère car la philosophie de Guitton questionne, en premier lieu, le temps dans sa dimension intérieure, c’est-à-dire l’appréhension du moment vécu.

À travers le prisme des itinéraires des existences de Plotin, Saint-Augustin ou Newman, Guitton souligne la pertinence d’une possibilité d’un au-delà du temps au sein même de l’expérience des mortels.

En d’autres termes, Guitton interroge sur le Sacré et le Profane.

Le sujet que je dois traiter à savoir « Vouloir être de son temps, c’est déjà être dépassé » n’est que la reformulation de la problématique relative à l’articulation du temporel et de l’intemporel.

« Vouloir être de son temps, c’est déjà être dépassé » désigne cette course au présent perpétuel, ou « présentisme » comme le qualifierait François Hartog.

« Vouloir être de son temps, c’est déjà être dépassé » est-ce une propension de l’homme à être enfermé dans un présent hypertrophié qui obère toute perspective de maîtrise et de contrôle ?

A la volée de l’inventaire des évènements actuels qui caractérisent cette prégnance de l’immédiateté et de l’ère du zapping, j’aborderai pour premier exemple l’égalité des sexes qui n’est pas encore consacrée et aboutie mais voilà déjà que la fin des genres est annoncée.

Sommes-nous malades de cette recherche incessante du temps présent ?

Sommes-nous victimes d’un coup d’état d’urgence permanent ?

En 2023, pourrions-nous écrire le tome 2 du livre de François Mitterrand sur le coup d’Etat permanent ?

La dictature du présent est une modalité équivalente de traiter l’épreuve que vous m’avez soumise.

Cette vision négative découlant de la rédaction de cet exercice (le sujet est une affirmation et non une interrogation) doit être contrebalancée puisque n’avons-nous pas entendu suggérer que Shakespeare, Sartre, Truffaut… furent de leur temps ?

Qui aurait cette audace coupable de les accabler d’avoir été dépassés ?

Ne comptez pas sur votre modeste serviteur pour réaliser cette diligence !

Nietzsche se voulait « inactuel » pourtant.

J’ai répertorié bon nombre de jolis noms de penseurs et d’intellectuels pour amorcer ma réflexion.

J’ai aussi relevé immédiatement que le libellé qui m’est proposé l’est sans aucune mention à l’identité de son auteur.

Dans un autre âge, mon meilleur réflexe aurait été de parcourir le dictionnaire en version physique des citations ou bien de pianoter sur le web ou de « googliser » cette phrase pour investiguer.

Toutefois à la date du 3 avril 2023, il est moderne de recourir au CHAT GPT, ce nouvel agent conversationnel pour savoir que mon sujet est tiré de l’œuvre d’Eugène IONESCO, créateur du théâtre de l’absurde, et plus précisément de son livre « Notes et Contre-Notes » en page 289.

En 2023, l’homme est-il un corps et un esprit augmentés grâce ou à cause de l’IA ?

Ce CHAT GPT me précise également que cet énoncé renvoie à la déclaration de Cocteau suivant laquelle « La mode, c’est ce qui se démode » et plus encore à la conclusion de la couturière Coco Chanel aux termes de laquelle « la mode se démode, le style jamais ».

Il est des questions dont l’acuité se renouvelle avec le temps.

Parmi cette liste, Madame le Bâtonnier, mes chers confrères, en voici une :

Avons-nous du style ?

Avant de poursuivre ce petit exposé, je tiens à vous préciser que ce rappel au CHAT GPT est une pure clause de rhétorique oratoire pour les besoins de la cause.

Soyez apaisés, ce travail est strictement le fruit de ma finauderie.

Ma réaction originelle à la lecture de cet extrait de l’ouvrage de l’auteur franco-roumain IONESCO a été la satisfaction non pas du devoir accompli mais celle du choix accompli.

En effet, j’ai opéré le juste arbitrage.

J’ai choisi la bonne vocation.

Un avocat n’est jamais de son temps, il ne peut donc jamais être dépassé, il ne peut donc pas être soumis à la dépendance et à la petitesse.

Regardez-moi cette robe, caressez-vous notre habit de métier avec cette hermine, contemplez-vous notre organisation professionnelle, analysez-vous notre serment.

Nous sommes la survivance d’une période révolue.

Nous faisons partie de l’intemporel, d’aucun ajouterait du Sacré.

Vous assénez ce constat, c’est à cet instant précis anticiper sur la fin de mon raisonnement.

Et oui, c’est hélas la fin du suspense.

Je n’ai pas voulu articuler mon intervention en faveur de l’actualité de l’approche dialectique THESE-ANTITHESE-SYNTHESE.

J’aurais pu envisager le thème « Vouloir être de son temps, c’est déjà être dépassé » sous l’angle existentialiste.

J’aurais pu vous persuader que la volonté l’emporte sur toute contrainte, que la volonté transcende toute force de prime abord dévalorisante, que la volonté concilie la primauté de l’essence avec la mobilité de l’être enserré dans ce zapping persistant.

J’ai dès maintenant terminé d’aiguiser votre curiosité en déclamant mon parti pris.

Comment peut-il en être différemment dans les circonstances où la règle juridique est le plus insensé des leviers de l’imagination ?

« Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un avocat la réalité » a presqu’écrit Jean Giraudoux dans « La guerre de Troie n’aura pas lieu ».

Je vous laisse la liberté de trouver la juste citation grâce au CHAT GPT.

Profitez-en avant que cet outil ne soit interdit.

L’avocat, ce barde en robe noire, n’est jamais à la mode, il ne le peut, il ne le veut et il ne le doit.

En proclamant à haute voix le détournement de la parole de Jean Giraudoux, un changement se produit.

Un déclic se manifeste subitement en moi grâce au bénéfice de l’oralité.

Ce retournement suivant lequel vouloir être de son temps, c’est vouloir saisir une occasion de prendre conscience de son époque tel le poète qui ne subit pas le présentisme mais le sublime puis s’en nourrit pour se placer hors du temps.

Le défenseur en robe noire qui est confronté chaque jour que Dieu fait à la réalité concrète des difficultés de ses concitoyens touche obligatoirement du doigt l’actualité.

L’avocat veut être de son temps et il n’est pas dépassé.

Il ne subit pas la tyrannie du présent, il la sublime lors de joutes oratoires et des plaidoiries dans les tribunaux et par voie de conséquence, il s’en nourrit.

La limite à la résistance au présentisme résiderait sans doute dans notre rapport à la technologie, à la plateformisation du rapport humain et social.

Il s’agit d’une nouvelle hypothèse de recherches.

Si, par extraordinaire, l’avocat dans un coup de folie souhaite se transformer en conseil LEGALTECH, il serait alors balayé par l’IA DO NOT PAY qui est le premier ROBOT AVOCAT…tout comme l’IPHONE 14 a balayé le numéro 13, la cuisine VEGAN qui a balayé la cuisine végétarienne, tout comme le transhumanisme qui est la doctrine suivant laquelle l’espèce humaine n’est pas la fin de notre développement mais une phase relativement précoce a balayé l’humanisme.

L’humain augmenté ou l’avocat développé est une fable pour permettre une marchéisation et une réification de la chair et du savoir.

L’avocat serait-il ce super-héros capable de terrasser ce despote qui ne dit pas son nom, ce tyran qui est cette recherche de la mode qui défile ?

J’en suis convaincu Shakespeare, Sartre, Truffaut SERAIENT DEPASSES POUR TENTER DE SUIVRE LA VITESSE DE NOTRE TEMPS MODERNE.

Cette course-poursuite pour essayer sans succès d’attraper ce qui nous fait ressentir être de notre temps dans une ère du zapping nous renvoie à notre condition de profane, nous place en objet de cire entre les mains de l’injonction du nombre le plus bruyant.

Participer à cette course poursuite, c’est accepter l’éloge de la superficialité, c’est refuser la profondeur de la pensée et la dynamique de la maturation et d’incubation des idées.

Le citoyen à l’instar de l’avocat s’efforce en vain de traiter le réel que lui fournit la contingence du moment tout en œuvrant pour perpétuer son être de chair, d’os et d’âme en dépit des coups de boutoirs des mouvements antinomiques de l’immédiateté.

Après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, consacrons une nouvelle déclaration :

La déclaration de forfait du 3 avril 2023.

Je ne participerai pas à cette course poursuite.

Je déclare forfait dans la mesure oùvouloir être de son temps, « c’est être dans le vent pour avoir le destin des feuilles mortes » pour paraphraser Jean Guitton.

Madame le Bâtonnier, mes chers confrères, je ne veux pas mourir, je ne veux pas que la profession d’avocat se meurt.

Soyons modernes, restons en robe en toutes circonstances, car aujourd’hui une nouvelle fois dans l’arène judiciaire, encore un nouveau procès, le meilleur que je n’aurai jamais eu.

Vivre pour plaider en ce jour.

Plaider pour vivre en ce jour.

Je vous remercie pour votre écoute. »